Quartier souvenir

 

Si l’on me demandait quel est le quartier de Lille que je préfère, je serais bien embarrassée parce que je les ai découverts, parcourus et aimés tour à tour au fil des années, ma prédilection  se portant tantôt sur l’un tantôt sur l’autre  selon  mes activités,  mes fréquentations et  mes humeurs qui elles-aussi ont beaucoup évoluées. Ils m’ont laissé des images et des souvenirs variés, renouvelés et des impressions fluctuantes. J’aime  la place Louise de Bettignies et ses pittoresques maisons. Etudiante,  j’y retrouvais   des amis pour prendre un pot en terrasse et j’imaginais ce bras, aujourd’hui mort  de la Deûle, reprendre vie et clapoter  à mes pieds, les dockers chargeant et déchargeant les sacs  sur l’ancienne  place du marché Saint-Martin. Et comment ne pas être séduite par les rues du vieux-Lille, les boutiques alléchantes, les badauds frôlés sur ses trottoirs inégaux aux pavés luisants et passer indifférente devant l’Hospice Comtesse sans chercher à savoir ce qu’abritent ses façades colorées ? Quant au marché de Wazemmes, j’ai adoré un temps me mêler à la population bigarrée, jouer des coudes pour voir passer d’improbables caravanes berbères et orientales et je ne parle pas du parc de la citadelle, de ses eaux tranquilles, de ses fraîches pelouses où j’ai plus d’une fois pique-niquer. Notre-Dame-de-la-Treille dont  la façade simple et grise cache un cœur brûlant m’attire et  me séduit toujours. Mais il y a un quartier, si l’on peut le nommer ainsi,  qui reste cher à mon cœur, c’est le premier que j’ai exploré quand jeune étudiante, je venais travailler mes cours chez une amie rue du Ballon.  Son appartement était lumineux et bien agencé et je manifestai un enthousiasme naïf devant tout cet espace, moi qui ne disposais que de neuf  mètres carrés dans une résidence étudiante. La vue des fenêtres de l’appartement fit retomber mon enthousiasme, elles donnaient toutes sur un cimetière : le cimetière de l’Est.

La perspective d’habiter à proximité des morts  ou celle d’avoir une vue plongeante  sur leurs sépultures ne me séduisait guère ; être amenée à envisager notre  destin funeste  sans pouvoir occulter la vue qui l’induit doit jouer sur le moral ou du moins  provoquer un certain malaise même à vingt ans. Pour rassurer mon amie, je lui dis avec assurance  «  Tu verras au printemps avec les arbres,  tout sera transfiguré ! »

Un après-midi d’avril,  je marchais derrière  une petite dame qui portait un seau empli de tulipes. Elle tourna et passa la grille du cimetière. Mue par je ne sais quel sentiment, je la suivis et découvris cet autre monde : de vieilles  dalles effritées, à demi-culbutées côtoyaient  des tombes neuves au marbre rutilant et toutes étaient plantées sans ordre décelable et sans respect des vieilles hiérarchies de classe, par un architecte  fou. Tout autour  des fleurs et des herbes folles croissaient librement. Peu de monde en ce milieu de semaine, je m’aventurai dans un étroit chemin et quand il disparût j’errai entre les blocs culbutés, buttant contre d’invisibles pieds, me retenant aux stèles rugueuses de lichen,  me laissant subjuguer par la turgescence d’un groupe de jonquilles, le violet de pensées sauvages et les ogives  parfaites des croix au métal rouillé. Des chants fusaient de toutes part, les vieilles chapelles  à demi ouvertes accueillaient tout un peuple d’ oiseaux et de rongeurs. Soulevées par les arbres qui reprenaient possession de leur terre, elles résistaient en se tordant, laissant choir des fragments de  leur matière qui se mêlaient à la terre.

Je racontai à  Emeline ma découverte de ce lieu singulier  et en parlai avec une telle ferveur que je réussis à la convaincre  de m’y accompagner la semaine suivante. Puis nous prîmes l’habitude de  couper nos après-midis studieuses par une promenade au cimetière pour découvrir ces deux mondes : celui des vivants et celui des morts. Et nous  avons compris que  ce désordre de sépultures et de nature d’où jaillit l’harmonie est entretenu par des jardiniers qui savamment ménagent  l’un et l’autre. Nous reconnaissions et saluions  les habitués   venus entretenir et rendre hommage à leurs disparus. Nous avons découvert  des personnalités emblématiques  de la ville dont les monuments  révèlent des fragments de la grande  histoire et de leur petite histoire personnelle tels : Jean Desrousseaux, le dernier des trouvères du nord,  Jules Maertens dont le monument  inspiré  de  ces derniers moments est saisissant de vérité, l’étonnante statue de la violoncelliste Elisa de Try qui continue de jouer pour l’éternité et bien d’autres mais nous n’avons pas oublié les plus petits,  nous parvînmes quelquefois  à prononcer  leurs noms à demi-effacés sur les pierres et  oubliés pour  leur redonner vie.

– Quand même tous ces morts, ces vieux morts, ces jeunes morts et nous qui passons rayonnantes et désinvoltes, n’est-ce pas indigne ! Indigne n’est pas le mot, choquant  peut-être ! dit Emeline.

– Quand même tout ce vivant, ces milliers d’êtres qui nous entourent, pourquoi ne pas se réjouir de leur présence ! répondis-je.

Ainsi ce printemps là, nous avons ponctué  nos studieuses  après-midis   de promenades récréatives et enrichissantes puis les examens passés, nos voies ont divergé. Emeline a changé d’orientation et de faculté. Je n’avais plus de raison de me rendre rue du ballon mais je n’ai pas  oublié nos promenades au milieu des tombes  et l’ atmosphère apaisée  qui baignait notre étude une fois rentrées.

L’été dernier, il faisait chaud. Un ami  se plaignait de ne  pouvoir sortir par crainte d’attraper une  insolation. « Je connais un endroit  magnifique, habité et  bien ombragé, tu seras agréablement surpris.» lui dis-je et je l’emmenai là où vous savez.

                                                                                                                                                                                                                                                                    Martine LEMAÎTRE