Prix Desrousseaux 2018 Cécile Meurillon
40 ans de marché de Wawa
» Je donne à bon marché de quoi rire de tout
De quoi rire de tout, plutôt que d’en pleurer »
Il est quatre heures du matin et comme chaque dimanche,alors qu’il est là trois fois par semaine, je dois enguirlander ce cher Marius. »Cinq mètres Marius, t’as cinq mètres,ne dépasse pas,décale ton étal,rabats un peu ton parapluie!… En réalité je ris intérieurement en pensant que je répète désormais la même chose à mon petit-fils:il porte le même prénom et il commence le coloriage: « Vas y doucement, ne dépasse pas, petit Marius ». Quand on a un étal de fruits et légumes à Wazemmes,on y tient,mais on n’a pas intérêt à mordre, même de dix centimètres, sur l’emplacement du voisin. Sous peine d’être sacrément amendé et surtout honni des concurrents !
D’ailleurs, j’enchaîne en apostrophant un homme que j’ai souvent vu en noir au volant d’un vieux fourgon Opel. »Allez, aujourd’hui Diego n’est pas là,tu peux te poser sur le côté du café les tilleuls ». Les (presque) trois cents commerçants ambulants titulaires que je place tous les dimanches savent bien qu’ils n’ont pas intérêt à être en retard. Sinon,c’est plus d’une trentaine de saisonniers qui attendent leurs places. Les pauvres, ils sont pour moi ceux qui ont le plus de courage,surtout à Wawa où ils sont très nombreux. Arrivés dès trois heures, avant même les poissonniers,avec tout leur barda pour espérer avoir quelques mètres parce qu’un habitué ne viendra pas. Ils repartent souvent bredouilles. Ce sont bien les seuls à espérer qu’il pleuve ou qu’il neige, ils savent qu’ils augmentent alors leurs chances de gagner un peu leur croûte.
Propos de neige,j’aperçois ce pauvre François qui déballe doucement. François,je l’aime bien, entre collègues,on l’appelle Scoumoune. Il y a deux semaines, il est arrivé tout fier avec un magnifique lot de maillots de bain qu’il avait trouvé,soit disant pour une bouchée de pain à Aubervillers,chez son fournisseur. François, mon François, comment te dire?…en ce moment,il fait en moyenne 2°C dehors…personne n’a envie d’acheter tes foutus maillots de bains! Même si tu te fais une toute petite marge et que tu vends »un bas gratuit pour un haut offert » (sic)!
Néanmoins, je suis forcé de reconnaître que j’ai encore des surprises. Récemment sur le carré des gens du voyage, tous installés sur le côté des halles, j’ai vu Nanosh débarquer avec un stock de robes de mariées qu’il avait trouvé je-ne-sais-où (ce n’est heureusement pas mon job de vérifier la provenance des marchandises!). Eh bien,elles sont parties plus vite que les petits pains-pains de l’Aziza. Il nous a tous étonné et je le soupçonne d’en avoir lui-même été le plus émerveillé! Il a fait des cadeaux à toute sa famille en achetant des bricoles chez les autres commerçants. Il aurait été moins fier d’accompagner un coq, un paon, un pou et Artaban à un congrès solennel.
C’est vrai que, tout aussi difficile que soit mon métier de placier, je l’aime vraiment beaucoup. J’aime écouter les bonimenteurs qui font le show tous les dimanches pour vendre des barrages à insectes rampants contre les mouches volantes, des casques à lisser les cheveux à des mamies permanentées, des poêles antiadhésives à usage unique, des tee-shirts gainants, anti-transpirants,émettant de bonnes odeurs et amincissants, garantis à effet (non) immédiat, des alarmes connectées mais à démarrage manuel, des nettoyeurs-vapeur qui ne fonctionnent que sur le marché,et nul part ailleurs, c’est prouvé! A chaque fois, je ne peux m’empêcher de penser à la chanson de Boris Vian « Mon repasse-limaces, Mon tabouret à glace, Et mon chasse-filous, La tourniquette à faire la vinaigrette, Le ratatine-ordures, Et le coupe-friture… »
J’aime voir aussi les visages fascinés des enfants quand ils découvrent la marchandise des vendeurs d’animaux vivants au bout de la rue Littré: des poissons, des poussins,des chatons, des hamsters, des serpents, des lézards…et beaucoup de plumes, de poils, de rires et de cris, une vraie ménagerie devant et derrière les étals.
J’aime par dessus tout épier les amoureux qui s’offrent des fleurs, partagent un Merveilleux chocolat blanc, des gaufres à la vergeoise, un café allongé, des sourires béats, des regards, des promesses, des projets, main dans la main, tellement seuls à deux, au milieu de la foule. Un pied dans l’histoire et un pied dans l’avenir, ils sont nombreux, les amoureux de la place de la nouvelle aventure, depuis le XVIIIe siècle!C’est sur cette place qu’il y avait la guinguette la plus célèbre au Nord de Paris. Est-ce que ce lieu à un pouvoir magique d’attraction? Au risque de passer pour un idéaliste sentimental et après trente huit ans à arpenter chacun des pavés, je sais que oui.
J’entends les cloches de l’église sonner à toute volée…Il est midi, la messe est dite, mon cher marché va d’un coup dégager toutes ses odeurs. Après l’avoir été à l’histoire, nous voila connectés au monde entier…nems,poulets rôtis, olives, épices, fromages, poissons, bières, pizzas,…Miam! Ça me fait penser à ce petit pakistanais au stands d’épices, rue Jules Guesde, là ou les emplacements sont un peu informels. J’avoue, j’avais toléré sa présence, il m’a tellement fait rire « Mangez épicé, mangez épicé », ne savait-il que répéter…!!
J’ai encore tant de choses à raconter, les évolutions de plantations plus ou moins légales sur la place Casquette, les rencontres avec les militants d’associations, de syndicats et de partis politiques divers, les crêpages de chignons à propos de bottes d’oignons, sans la musique de Georges Brassens, avec une vraie intervention policière, les saisons qui défilent…mais mon service se termine. J’aperçois tous sourires mon petit-fils, mes collègues et ma femme devant les barrières grises. J’ai désormais toute ma retraite pour boire des bières en terrasse et coucher mes souvenirs dans un livre. Ces visages, ces rencontres, ces fous-rires, ces prises de bec… Il s’appellera 40 ans de marché de Wawa.